Graeme Allwright : « Jusqu’à la ceinture ».
Donc c’est dit, c’est fait, le gouvernement vient de reconnaître, par la bouche du Premier Ministre, que nous n’atteindrons pas les objectifs fixés à l’automne dernier, que ce soit dans le domaine des déficits publics ou de la croissance.
Il n’y a là rien d’étonnant. Il a été expliqué sur ce carnet à diverses reprises pourquoi il devait en être ainsi. L’importance du choc fiscal et budgétaire imposé à la France était tel qu’il ne pouvait qu’avoir des conséquences très néfastes sur la croissance. Ce qui est plus intéressant est de comprendre pourquoi le gouvernement s’est-il enfermé dans le déni de réalité depuis septembre dernier. À ce moment, dans la discussion du traité TSCG, les rodomontades et les coups de menton de ceux qui nous gouvernent étaient légions. S’appuyant sur un modèle, « MESANGE » réalisé par l’INSEE (cf Faut-il croire les modèles de prévision?), le gouvernement pouvait même prétendre faire passer ses lubies pour certitudes scientifiques. Sauf que ce modèle, et ceci était connu des économistes, n’avaient pas été substantiellement modifié depuis des lustres. En fait, toute la discussion tournait autour d’un terme barbare, le « multiplicateur des dépenses publiques ». Il mesure la relation qui existe entre la baisse ou l’accroissement des charges fiscales et budgétaires et la croissance. La « doxa » du gouvernement voulait que ce « multiplicateur » soit sensiblement inférieur à 1, de fait égal à 0,6. Ceci permettait de prétendre qu’une politique d’austérité, menée soit par la baisse des dépenses soit par la hausse des impôts (et en France par ces deux moyens combinés) n’aurait qu’un impact réduit sur la croissance. On savait pourtant depuis le printemps 2012 que ce multiplicateur était égal à 1,7 pour l’Espagne, et à 2,1 pour l’Italie. Des travaux circulaient dans divers cénacles. Enfin, début janvier 2013 était publié le document de travail du FMI écrit par Olivier Blanchard et Daniel Leigh (Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers). On s’étonnerait d’une telle résistance intellectuelle devant la réalité si elle n’avait pas des sources bien précises.
Rappelons les faits. François Hollande dit, lors de son élection à la Présidence de la République, qu’il ne signera pas « en l’état » le traité qui deviendra le TSCG. Quelques semaines après, il s’y rallie indiquant qu’il a obtenu qu’un pacte de croissance soit ajouté à ce traité. On a vu qu’il n’en était rien. Non seulement François Hollande n’a obtenu aucun engagement contraignant sur ce point, mais la discussion sur le budget de l’Union Européenne pour 2014-2020 a été marquée par une victoire totale des partisans de l’austérité à outrance, de Cameron à Merkel. Le même François Hollande avait indiqué qu’il ferait voter une loi de séparation bancaire. La loi qui a été votée dans la nuit du 13 au 14 février 2013 est du point de vue de la sécurité bancaire tragiquement insuffisante. C’est une capitulation en rase campagne devant le lobby bancaire en réalité. Pourtant, on sait depuis des années que les banques ne contribuent plus à la croissance, et que la « libre circulation des capitaux », un fétiche devant lequel tout ce beau monde se prosterne, n’a nullement apporté la croissance1.
Enfin, François Hollande, à la suite d’Arnaud Montebourg et de Pierre Moscovici, s’était plaint de la surévaluation actuelle de l’Euro. Lors de la réunion de l’Eurogroupe du 12 février 2013, la France s’est tue ; elle s’est couchée devant l’intransigeance allemande. Ce n’est pas faire ici de l’anti-germanisme que de dire que si l’Allemagne peut s’accommoder d’une politique de l’Euro fort, à la fois parce que sa spécialisation industrielle le lui permet et parce que sa structure démographique la contraint à privilégier une vision patrimoniale de la monnaie, une telle politique est contraire aux intérêts de la France qui n’a ni la même structure industrielle ni la même structure démographique. La valeur du taux de change, et ceci est reconnu depuis des années, est un des paramètres clefs pour la croissance2. Dernier point : l’investissement est en berne3. Or, sans investissement, il ne saurait y avoir de croissance. Mais on ne voit pas pourquoi les entreprises investiraient quand la demande française est atone et celle de nos voisins en chute libre.
Graphique 2
Source INSEE
La perte de compétitivité de l’économie française ces dernières années est frappante quand on regarde le graphique 2. On voit d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une tendance générale. Nous avons connu des périodes de déficit et d’excédent commerciaux par le passé. Mais, depuis la création de l’Euro, le problème s’est visiblement aggravé.
François Hollande et Jean-Marc Ayrault ont donc pris acte de l’inanité de leurs rêveries. Mais cela ne s’étend pas, hélas, à leur politique. Alors même que les fondements de cette dernière ont été massivement invalidés par les faits, que ceci est, désormais, reconnu par tous, on poursuit dans l’erreur. Alors reviennent en mémoire les paroles de la chanson de Graeme Allwright : « on avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et le vieux con a dit d’avancer ». Cela finit mal dans la chanson, mais cela finira encore plus mal dans la réalité.
De reniements en reniement, François Hollande aura de plus en plus de mal à démontrer que sa politique se différencie de celle d’un Nicolas Sarkozy. Il perd sa légitimité électorale rapidement. On s’en émeut dans la gauche du PS et au « Front de Gauche ». Les déclarations se multiplient qui appellent à un changement de politique. Tout cela est bel et bon mais ne répond pas aux deux questions suivantes.
La première porte sur le projet d’une réelle politique de croissance. Il ne suffit pas dire que l’on veut une politique de croissance, il faut dire comment on peut y parvenir dans le cadre contraignant qui est celui de la France aujourd’hui dans la zone Euro. Alors que le Japon dévalue le Yen massivement, que les États-Unis font une politique de relance appuyée sur une monnaie faible, on voit bien qu’il n’est pas possible d’avancer vers l’objectif de croissance avec un Euro fort et qu’il n’est pas non plus possible de faire bouger l’Allemagne sur ce point. Le problème est donc clair.
Soit nous gardons l’Euro, et la politique de Sarkhollande ou de Hollkozy est la seule possible. Soit nous rompons avec l’Euro.
Mais se profile alors une seconde question. À quoi servent donc tant les députés dit « de gauche » du PS que ceux du Front de Gauche ? On a vu, la nuit du 13 au 14 février, lors du débat sur la loi bancaire, que le gouvernement, avec la morgue d’une Karine Berger et la suffisance d’un Pierre Moscovici, rejetait toute modification à sa politique. Il en a le pouvoir. Mais les députés de la « gauche » du PS et du Front de Gauche ont aussi celui de provoquer une crise gouvernementale soit en refusant de voter un texte par trop scandaleux soit en déposant, pour les seconds, une motion de censure sur la politique économique du gouvernement. On dira que c’est « faire le jeu de la droite ». Balivernes ! Ce qui fait le jeu de la droite, c’est la désespérance que produit la politique de ce gouvernement.
Il ne reste plus beaucoup de temps devant nous avant que nous soyons confrontés à une catastrophe économique majeure, par perte de compétitivité, et aux conséquences sociales et politiques de cette dite catastrophe. Il est de la responsabilité de chacun d’arrêter ce gouvernement sur la pente funeste sur laquelle il nous entraîne. Il est donc important que chacun prenne ses responsabilités.
Citation
1 D. Rodrik et A. Subramanian, « Why did Financial Globalization Disapoint », IMF Staff Papers, vol. 56, n°1, 2009, p. 112-136. [↩]
2 D. Rodrik, « The Real Exchange Rate and Economic Growth », in Brookings Paper on Economic Activity, n°2 ; 2008. [↩]
3 Informations Rapides, INSEE, service conjoncture, 14 février 2013. [↩]
Jacques Sapir
Ses travaux de chercheur se sont orientés dans trois dimensions, l’étude de l’économie russe et de la transition, l’analyse des crises financières et des recherches théoriques sur les institutions économiques et les interactions entre les comportements individuels. Il a poursuivi ses recherches à partir de 2000 sur les interactions entre les régimes de change, la structuration des systèmes financiers et les instabilités macroéconomiques. Depuis 2007 il s'est impliqué dans l’analyse de la crise financière actuelle, et en particulier dans la crise de la zone Euro.