Par Rainer Rupp, ancien agent de renseignement du camp socialiste au plus haut sommet de l’OTAN, condamné et incarcéré par la justice allemande en 1993, aujourd’hui spécialiste des questions géostratégiques
« La marche triomphale d’Erdogan – l’Europe va-t-elle continuer à être une spectatrice impuissante ? » – tel était le titre d’un débat télévisé récemment diffusé sur la première chaîne publique allemande. Bien souvent, dans ce type d’émission, les responsables politiques invités échangent entre eux des platitudes sans importance. Rien de tel cette fois-ci.
Tout au contraire : ce fut un déballage de colère impuissante et d’aveu hargneux d’un échec de tout le camp occidental dans l’affaire syrienne. Comme si les politiciens présents se rendaient compte que ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient constituait le début de la fin de la domination occidentale qui y prévalait.
« C’est dur à avaler »
Wolfgang Ischinger, ancien ambassadeur allemand à Washington, et actuel organisateur de l’annuelle Conférence sur la Sécurité de Munich, s’est lamenté : « nous, Européens, nous nous sommes reposés sur les Etats-Unis, en escomptant que ceux-ci allaient régler tout cela au mieux ; nous, Allemands, avons essayé de leur sous-traiter notre sécurité dans la région. Tout cela finit manifestement mal, et du point de vue de l’Union européenne, le pire est encore à venir ».
Et de poursuivre, amer devant cette humiliation de l’ensemble du camp impérialiste : « en 2011 et 2012, nous – la République fédérale, les pays européens et les Etats-Unis – avons dit qu’Assad devait dégager. Et maintenant, c’est dur à avaler, nous devons nous faire à l’idée qu’Assad est toujours en selle, et que nous n’en viendrons pas à bout. La Realpolitik va nous contraindre à accepter cette réalité ».
« Moscou et Téhéran sont les grands gagnants »
Cela entraînera-t-il une reconnaissance diplomatique du pouvoir en place ? « Accepter la réalité signifie admettre que le régime Assad, soutenu par la Russie et d’autres, que nous avons combattu durement depuis huit ans, est toujours là ». Et l’ancien diplomate de lâcher : « nous devrons continuer à vivre avec les massacres de masse, car je ne vois plus aucun moyen, plus aucun moyen militaire, de faire quoi que ce soit » pour changer la réalité en Syrie.
Pour sa part, la dirigeante présente du parti Die Linke, Sevim Dagdelen, responsable des questions internationales pour ce groupe parlementaire, n’a pas vraiment contredit ce point de vue : « en 2011, les Américains ont dit qu’ils voulaient réduire l’influence de la Russie et de l’Iran dans la région, et pour cela ils ont estimé qu’il fallait faire tomber Assad. Les Européens se sont placés dans ce sillage. Et maintenant, nous mesurons le désastre, puisqu’on a atteint exactement l’inverse de ce que l’on voulait empêcher, à savoir que Moscou et Téhéran sont les grands gagnants, pas seulement militaires, mais aussi diplomatiques ».
Regrets inavouables
Ces derniers – qui refusaient la stratégie de déstabilisation d’un pays, une stratégie qui viole le droit international, mais qui ont aidé un gouvernement, à sa demande, à résister à celle-ci – sont donc « hélas les gagnants », si l’on en croit cette dirigeante de « gauche ». Il faut croire que cette dernière aurait préféré la victoire des puissances occidentales ainsi que des terroristes armés et financés par celles-ci.
Quant au président de la Commission des affaires étrangères du Bundestag, Norbert Röttgen (CDU), il a concentré ses critiques contre Donald Trump, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine : au premier, il reproche le retrait des forces américaines du Nord-Est de la Syrie, et son initiative ayant abouti au cessez-le-feu de cinq jours entre les Kurdes du Rojava et la Turquie ; au deuxième, l’invasion des secteurs kurdes en Syrie ; et au troisième, l’accord signé avec son homologue turc le 22 octobre à Sotchi en vue d’une solution politique au conflit frontalier.
« Je suis un fervent partisan de la relation transatlantique » – Norbert Röttgen président de la Commission des affaires étrangères du Bundestag
Mais bien sûr, fidèle vassal de l’« Etat profond » américain, M. Röttgen s’est empressé d’emballer sa critique de la Maison-Blanche dans une profession de foi vantant les « valeurs » des USA : « je suis un fervent partisan de la relation transatlantique, les liens avec les Américains sont non seulement politiquement indispensables, ils sont aussi de l’ordre de l’émotion ». S’étant ainsi assuré qu’aucun malentendu ne subsiste sur ses sentiments profonds, il a ensuite pu affirmer que le cessez-le-feu sur lequel le vice-président Pence et le président Erdogan s’étaient mis d’accord constituait « un point bas historique de la diplomatie américaine, politiquement, moralement, et juridiquement ».
Et d’ajouter : « le plus honteux, dans ce document, c’est qu’il reprend complètement les thèses d’Erdogan (…) j’ai été et je reste scandalisé par cet accord, qui représente, pour la Turquie, un alibi offert sur un plateau par Donald Trump ». Applaudissements nourris dans le studio…
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