Les pigeons et le boomerang
La stratégie du choc. C’est ainsi que la journaliste canadienne Naomi Klein avait caractérisé la manière dont les classes dominantes s’y prennent depuis trois décennies pour imposer des régressions aux peuples : la brutalité même des politiques mises en œuvre provoque un effet de sidération censé paralyser les résistances. Plus récemment, le Medef n’a pas craint de reprendre le terme à son compte, en exigeant un « choc de compétitivité » – compétitivité signifiant classiquement « reculs sociaux massifs ». Mais il a fallu attendre l’élection du nouveau président français pour voir apparaître le « choc budgétaire », selon l’expression ouvertement assumée par le gouvernement pour caractériser le projet de loi de finances 2013.
On a beaucoup évoqué le volet fiscal et ses 20 milliards d’impôts supplémentaires, censément pris dans la poche des plus aisés. La stupéfiante précipitation avec laquelle Matignon a satisfait la revendication exprimée par quelques centaines de patrons « high tech » – et ce, la semaine même où explosaient le désespoir des salariés de Thomson, d’Arcelor-Mittal ou de Petroplus – montre s’il en était besoin de quel côté se trouvent les « pigeons ». Mais c’est en réalité en matière de dépenses publiques que le budget 2013 donne sa véritable mesure : 10 milliards « économisés » (un ordre de grandeur jamais osé par Nicolas Sarkozy), cela signifie des coupes drastiques dans la fonction et les services publics venant s’ajouter à la dégradation imposée à ceux-ci par les gouvernants précédents. Le locataire de Bercy, Pierre Moscovici, proclame par exemple vouloir éliminer 2350 postes rien que parmi les fonctionnaires des finances. Ce qui revient à préparer, pour ce seul ministère, un des plus grands plans sociaux de 2013. Car, qu’on le veuille ou non, chaque emploi supprimé signifie un chômeur de plus à l’échelle collective.
Outre la réduction brutale des dépenses publiques, l’agenda de François Hollande comprend deux autres objectifs majeurs : la « flexibilisation » du marché du travail (simplification des licenciements, « adaptation » des horaires …) nommée de manière orwellienne « sécurisation des parcours professionnels » ; et l’exonération du capital en matière de protection sociale (baptisée « allègement du coût du travail »). Louis Gallois – un patron réputé de gauche – devrait remettre le 5 novembre un rapport choc en ce sens. Le chef de l’Etat compte pour sa part sur une méthode jugée prometteuse : le « dialogue social ».
Une méthode clairement mais discrètement importée de Bruxelles (qui a entendu parler du « sommet social » européen qui s’est déroulé le 17 octobre ?). En réalité, ce n’est pas seulement la méthode, mais bien les objectifs élyséens qui constituent, quasiment à la virgule près, un copié-collé des orientations européennes. Tel est du reste le sens du Traité (TSCG) que les parlementaires français ont massivement ratifié en octobre : à travers des normes et des sanctions toujours plus redoutables, maintenir une pression permanente et sans fin sur chaque gouvernement national.
Mais l’encre du traité était à peine sèche que la chancelière allemande en exigeait déjà un nouveau, d’ampleur bien plus considérable puisque l’objectif serait d’instituer la zone euro en fédération politique intégrée. En d’autres termes, il s’agirait d’étendre à tous les pays le principe de la tutelle politico-économique à laquelle sont soumis, avec le bonheur que l’on sait, les trois cobayes que sont la Grèce, l’Irlande et le Portugal. En arrière-plan se dessine cette triple obsession desdites élites mondialisées : imposer un partage de la valeur toujours plus favorable à la rémunération du capital ; redonner à ce dernier la haute main sur des activités qui lui avaient été arrachées (privatisations) ; et dessaisir les peuples des ultimes leviers de décision.
Mais les plus lucides le constatent avec angoisse : l’UE fait désormais l’objet d’un rejet populaire croissant. La stratégie du choc pourrait bien avoir des limites. Et préparer des chocs en retour.
PIERRE LÉVY