En janvier 1991, une armada déferlait sur l’Irak. Cet Etat fut ensuite soumis à un embargo qui fit probablement un million de victimes. Avant que George Bush fils ne « termine le job » avec l’invasion de 2003. Le pays, jadis l’un des plus développés – et des plus laïcs – du monde arabe a été ramené économiquement et socialement un siècle en arrière. Le départ de l’occupant a en outre légué des affrontements intercommunautaires sans fin. Un habitant de Bagdad n’est jamais sûr de rentrer chez lui sain et sauf, tant les attentats sont monnaie courante.
Le sort d’un Kaboulien n’est guère plus enviable. Treize ans après que l’Afghanistan eut été envahi, victime expiatoire des attentats du 11-Septembre, la seule activité économique florissante est la culture de l’opium. Les Talibans sont militairement plus puissants que jamais dans un pays saccagé par la guerre. Plus à l’ouest, suite à la brillante opération lancée par MM. Sarkozy et Cameron, la Lybie est désormais livrée à la rivalité sanglante des clans et des milices. Faut-il aussi citer le cas du Soudan du sud ? La partition de l’ex-plus grande nation du continent africain, préparée de longue main par les dirigeants occidentaux et israéliens, débouche sur une guerre civile. La Syrie, enfin, illustre l’extraordinaire cynisme de ceux qui rêvent depuis trois ans de faire tomber Bachar el-Assad : le long martyr du peuple syrien ne se prolonge que grâce à l’aide ininterrompue de Washington et de ses alliés à l’opposition armée, sans même que celle-ci puisse désormais espérer une victoire militaire.
C’est du reste un paradoxe : si les stratèges impériaux réussissent sans peine à semer chaos, ruines et désolation, ils ne parviennent pas pour autant à renforcer leurs intérêts. Au contraire : c’est un pouvoir chiite, proche de l’ennemi iranien, qui trône désormais à Bagdad ; Hamid Karzaï, qui débarqua à Kaboul dans les fourgons de l’armée US, fait mine de tenir tête aujourd’hui à ses parrains ; et les arsenaux de feu le colonel Kadhafi irriguent désormais du Mali à l’Egypte. Seul, le démantèlement de la Yougoslavie fait exception. Certes, les récentes émeutes en Bosnie-Herzégovine viennent d’illustrer le désespoir de populations plongées dans la misère, privées de toute perspective, et qui se souviennent avec peine de la modeste prospérité qui régnait du temps de la République fédérale de Yougoslavie. Mais cette dernière a éclaté en morceaux assimilables par l’Union européenne, ou pour longtemps neutralisés, ce qui était bien le vœu de ses promoteurs – allemands, en l’occurrence.
La tonalité qui prévalait lors de la récente Conférence de Munich pour la sécuritéconfirme que l’autocritique n’est nullement à l’ordre du jour. Le président de la République fédérale d’Allemagne a plaidé pour que son pays sorte de sa réserve diplomatique et militaire. Il a ainsi fait mine de s’interroger : « est-ce que nous faisons vraiment tout ce que nous pourrions faire pour stabiliser notre voisinage(sic !) à l’Est comme en Afrique ? ». Puis a proposé sa réponse : « nous, Allemands, sommes sur la voie d’une forme de responsabilité que nous avons encore peu exercée » ; et le ministre de la Défense de rappeler la « recette à succès » testée dans les Balkans il y a vingt ans.
Mais c’est à l’égard de l’Ukraine que l’arrogance et l’ingérence s’exercent aujourd’hui sans retenue, au point que Washington et Bruxelles se disputent sur le nom des futurs gouvernants à promouvoir. Le cas de la Suisse n’est certes pas comparable ; mais comment ne pas ressentir un malaise quand un ministre luxembourgeois intime aux Helvètes l’ordre de « respecter les valeurs européennes », et que politiciens de droite comme de gauche supplient l’UE de ne pas accepter le référendum du 9 février « sans réagir » ? On se demande si certains ne rêvent pas d’un blocus de la Confédération helvétique.
« Leurs ravages provoquent des déserts, et ils appellent cela la paix », notait l’historien romain Tacite à propos des empires. C’était il y a vingt et un siècles.
PIERRE LÉVY
source: http://www.brn-presse.fr/