LU sur le blog de Jean Gadrey
Impôts : et pourtant, ils baissent… depuis 30 ans !
Un sondage très commenté du Monde du 15 octobre est présenté avec ce gros titre : « Impôts : le désaveu des Français ». Le contenu détaillé de ce sondage invite à réfléchir à la nature de ce désaveu supposé et me fournit l’occasion de compléter mon billet récent « Ras-le-bol fiscal ou ras-le-bol de l’injustice fiscale ? ».
On peut certes trouver dans le sondage des indices d’un ras-le-bol, dont ce chiffre choc : 72 % des personnes jugent le montant de l’impôt « excessif ». Un tel jugement, avec les biais d’un sondage dont les résultats dépendent beaucoup de la formulation de la question (« excessif » par rapport à quoi ?), a ses justifications, et beaucoup de limites. Il faut par ailleurs le regarder de plus près, car d’autres questions étaient posées.
D’abord, on a encore 57 % de personnes qui jugent que payer l’impôt est un geste citoyen. J’imagine que ce chiffre est en baisse par rapport à des sondages antérieurs que je ne connais pas, mais ce n’est pas la Bérézina de la légitimité des impôts.
Ensuite, 75 à 80 % des gens trouvent justifiés ou très justifiés les impôts les plus progressifs comme l’ISF et l’IR, ainsi que l’impôt sur les sociétés. Ils trouvent en revanche majoritairement injustes la TVA et la CSG, entre autres, et ils ont raison parce que ces impôts, surtout la TVA, pèsent relativement plus sur les petits et moyens revenus que sur les gros et très gros. Je reproduis ce très beau graphique concocté par Olivier Berruyer en reprenant celui de Piketty. On peut cliquer sur les graphiques pour les agrandir.
Mais voici un autre graphique personnel (source : séries longues de l’Insee sur le budget de l’Etat et sur celui des administrations locales), qui nous conduit à un paradoxe. Les contribuables estiment apparemment qu’ils paient de plus en plus d’impôts. Mais, EN PROPORTION DU PIB (LA RICHESSE ÉCONOMIQUE NATIONALE PRODUITE EN UN AN), ils en paient de moins en moins, et la dégringolade est nette POUR LES IMPÔTS NATIONAUX depuis la première moitié des années 1980 (environ 22 % du PIB) jusqu’aux dernières années (autour de 17 %).
Les niches, cadeaux fiscaux, modification du barème et des tranches, ont fait leur travail de sape, au bénéfice principalement des 10 % les plus riches, et plus encore des 1 %. Le taux marginal d’imposition sur le revenu était encore à 65 % en 1986, et le taux d’imposition sur les sociétés à 45 %. Ils étaient respectivement de 40 % et 33 % ces dernières années EN THÉORIE car les plus riches et les plus grandes entreprises ont tout ce qu’il faut pour en réduire la portée : les entreprises du CAC 40 ne paient plus qu’à un taux d’imposition réel de 8 % alors que les petites entreprises versent 30 %.
Dans la courbe du haut du graphique, il ne s’agit pas exactement des impôts récoltés par l’État mais de l’ensemble des recettes de l’État. Mais comme les impôts en représentent plus de 90 %, c’est tout comme.
La courbe du bas indique une progression sensible des impôts locaux, toujours en % du PIB. Depuis le milieu des années 1980 ils gagnent environ 1,5 point de PIB pendant que les impôts nationaux en perdent plus de 5. C’est donc loin de compenser. Il y a bien une nette tendance à la baisse des impôts EN % DU PIB.
Comment réfléchir à ce paradoxe (fort sentiment ACTUEL de hausse des impôts alors que globalement la tendance à la baisse est nette) ? On peut penser à plusieurs explications.
D’abord, si les baisses (pour la plupart imputables aux gouvernements de droite, avec une « belle » exception pour Jospin/Fabius en 2000) ont « profité » pour l’essentiel aux 10 % les plus riches, il est moins étonnant qu’une nette majorité de gens ne les ait pas senties… voire ait expérimenté des hausses.
Ensuite, cette baisse historique, surtout entre 1999 et 2009, a été suivie d’une hausse modérée mais réelle, aujourd’hui ressentie par certains comme forte, alors qu’il s’agit plutôt d’un rattrapage. Mais un rattrapage injuste au beau milieu d’une politique d’austérité n’est pas un bon rattrapage.
Puis, raisonner en % du PIB est certes important, mais c’est différent d’un raisonnement fondé sur le revenu. Pour les ménages, ce qui compte est la part des impôts dans leur revenu. Si le revenu de beaucoup de ménages progresse comme l’inflation, donc en général moins que le PIB en euros courants, la part des impôts dans le PIB aurait beau rester constante, elle progresserait dans le revenu de ces ménages.
Enfin, Il est vrai qu’une bonne partie des catégories à revenus moyens et faibles ne s’en sort pas, souffre de l’austérité salariale et publique, éprouve déjà la hausse d’autres dépenses contraintes, liées au logement, aux charges, à l’énergie ou aux transports quotidiens. Du coup, quand tombent « les impôts », et quand ils entendent parler des choix budgétaires pour 2014, favorables aux entreprises sur le dos des ménages, ces personnes-là trouvent que trop, c’est trop, que c’est « excessif ».
Aussi bien les baisses antérieures que les augmentations récentes sont délégitimées par un sentiment d’injustice parfaitement compréhensible et malheureusement souvent justifié.
Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d'économie à l'Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.