Un tournant ? Quelques phrases tirées d’un discours prononcé le 22 avril par le président de la Commission européenne ne sont pas passées inaperçues dans le landerneau bruxellois. José Manuel Barroso a bien sûr rappelé que les politiques d’austérité conduites jusqu’à présent étaient « justes », mais il a estimé qu’elles trouvaient désormais « leurs limites ».
Il ne faut certes pas imaginer que ces propos annoncent un changement de cap. La pression visant à réduire les dépenses publiques nationales reste, hélas, d’actualité. Pour des raisons juridiques, d’abord : les mécanismes de la « gouvernance européenne » sont bien en place, en particulier le traité dit TSCG, qui n’a rien de facultatif. Pour des raisons politiques, ensuite : les dirigeants allemands, qui en furent à l’origine, entendent bien en surveiller la stricte application. Dans la pratique, enfin, aucun gouvernement n’a annoncé quelque intention d’abandonner ou même d’alléger les coupes budgétaires en cours.
Cela vaut particulièrement pour la France. Le patron de Bercy, Pierre Moscovici, a précisé qu’on n’irait pas au-delà, cette année, des 30 milliards d’« économies » annoncés, manière de confirmer que les restrictions supplémentaires décidées au premier trimestre ne sont nullement remises en question. Et pour cause : Paris met en avant cette « bonne volonté » dans les délicates négociations avec Bruxelles en vue de repousser d’un an l’épée de Damoclès des sanctions pour déficit excessif. A cet égard, ceux qui se disent déçus, voire trahis, par l’hôte de l’Elysée sont injustes : le candidat Hollande ne s’est jamais engagé à sortir le pays du carcan européen. Le principe et même l’ampleur de l’austérité – même si le mot est évité – étaient donc inscrits dans les textes bruxellois. Seuls ceux qui aiment s’aveugler peuvent être surpris.
Cependant, on aurait tort de sous-estimer les propos de M. Barroso. Car ils témoignent d’une double réalité : une spectaculaire impasse économique, et une redoutable colère populaire aux quatre coins de l’UE. La catastrophe économique s’illustre en particulier par la montée continue et massive du chômage et de la récession, de même que des dettes publiques… que les cures austéritaires étaient précisément censées endiguer. Vingt et un Etats sur vingt-sept ont vu leur endettement grimper en 2012, pour un total de 576 milliards de nouvelles dettes. Ce que même les économistes naguère partisans des économies budgétaires drastiques constatent depuis quelques mois se confirme : comprimer les dépenses publiques plombe lourdement la croissance et l’emploi, et aggrave les « déséquilibres budgétaires » qu’on disait vouloir réduire. En outre, les dirigeants européens ne peuvent être insensibles aux avertissements de plus en plus impérieux qui viennent de Washington, du FMI, voire du G20 : l’UE, homme malade de l’économie mondiale, pourrait bien entrainer l’ensemble de celle-ci dans le gouffre.
Quant à la colère populaire, elle hante désormais les eurocrates de tous poils. L’hypothèse de révoltes sociales violentes est un «risque» pris très au sérieux à Bruxelles. Ainsi, il n’a pas pu échapper à José Manuel Barroso que des centaines de milliers de ses compatriotes portugais ont récemment défilé en chantant l’air qui donna le signal de la « révolution des œillets » de 1974. Et quand ce n’est pas la rue, ce sont les urnes. La gifle infligée il y a deux mois à Mario Monti par les électeurs italiens s’adressait largement à Bruxelles : les dirigeants européens n’ont aucun doute à cet égard.
D’où l’avertissement lancé par le chef de l’exécutif européen : «pour fonctionner, une politique ne doit pas seulement être bien conçue, elle doit recueillir un minimum de soutien politique et social». Quel aveu ! Sauf que les dirigeants de l’UE font face à un dilemme insoluble : s’ils persévèrent dans l’austérité, les mêmes causes aggraveront les mêmes effets ; mais s’ils relâchaient quelque peu la pression, l’euro serait condamné à voler en éclats à bref délai.
Bon courage, José Manuel.
PIERRE LEVY