Le rédacteur en chef du mensuel Ruptures Pierre Levy revient pour RT France sur la vague de suicides chez France Télécom, à la suite de laquelle sept anciens dirigeants de l'entreprise comparaissent aujourd'hui devant la justice.
Le procès de sept anciens dirigeants de France Telecom s’est ouvert le 6 mai. Il devrait durer au moins deux mois, tant les charges sont lourdes, et les victimes nombreuses. Au banc des accusés figure en particulier Didier Lombard, président du groupe entre 2005 et 2010, ainsi que la société elle-même, en tant que personne «morale» – un terme pour le moins ironique.
Les prévenus sont accusés de harcèlement organisé à l’échelle de l’entreprise qui comptait, en 2005, près de 200 000 salariés. L’objectif n’est alors pas dissimulé : il s’agissait de se débarrasser de 22 000 d’entre eux. Par tous les moyens, en particulier les pires, puisque la plupart des employés avaient encore le statut de fonctionnaire : ils ne pouvaient donc pas être licenciés aussi facilement que des salariés du privé. Dès lors, le plan baptisé Next – évidemment un anglicisme, modèle de management oblige – flanqué de son volet «social» visait à mobiliser la hiérarchie autour d’un objectif principal : provoquer coûte que coûte les départs annoncés.
En réalité, ce sont des milliers d’agents qui sont détruits, brisés, poussés à la dépression, condamnés aux anxiolytiques, ou dont la vie personnelle et familiale bascule.
La pression est telle que près d’une vingtaine de salariés se suicident. Une douzaine d’autres commettent des tentatives analogues. Cela, c’est la partie émergée de l’iceberg. En réalité, ce sont des milliers d’agents qui sont détruits, brisés, poussés à la dépression, condamnés aux anxiolytiques, ou dont la vie personnelle et familiale bascule. On peut espérer que le procès mette au jour ces dramatiques réalités, mais qui pourra jamais recenser vraiment l’ampleur des drames humains ?
En cause : les méthodes de harcèlement, la pression de et sur la hiérarchie pour «faire du chiffre» (en poussant aux départs), mais aussi et peut-être surtout la tragique contradiction entre la culture de service public à laquelle le personnel est historiquement attaché, et les perspectives de mercenaires commerciaux offertes à ceux qui restent.
Les juges instructeurs n’ont pas retenu l’incrimination d’homicide involontaire, au motif qu’il est juridiquement délicat d’établir un lien de causalité directe entre les faits reprochés et l’issue fatale à laquelle certains ont été acculés. Dans la réalité vécue, celle-ci ne fait pourtant guère de doute. Du reste, la qualification aurait sans doute pu être, non d’homicide involontaire, mais bien d’homicide volontaire. Car que visaient donc M. Lombard, son DRH et leurs complices, si ce n’est la mort sociale de milliers de salariés ? Pour nombre d’entre eux, le départ d’une entreprise à laquelle ils avaient lié intimement leur existence et tant donné, et les faibles perspectives de trouver un autre emploi correspondant à leur expérience, valaient mise au rancart de la société.
En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre.
Délinquance, ou véritable criminalité ? Les propos de Didier Lombard, tenus en petit comité à l’époque mais dont la trace a été retrouvée, éclairent l’état d’esprit qui régnait alors : «En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre»… Une image particulièrement sinistre quand on songe que certains se sont en effet défenestrés sur leur lieu de travail. Et que dire de cette formule utilisée devant les médias de l’époque par le président moquant cette «mode du suicide» qui se répandait parmi ses troupes ? Il y a donc eu un premier, puis un deuxième, puis un troisième, jusqu’à un dix-neuvième acte tragique (connu), et la direction poursuivait sciemment son travail planifié…
Pour leur défense, les prévenus mettent en avant l’introduction de la concurrence, et la véritable guerre commerciale qui en a résulté.
Et cela, en dépit des alertes et plaintes déposées par les syndicats, des signalements de la médecine du travail, de l’intervention de l’inspection du travail.
Pour leur défense, les prévenus mettent en avant l’introduction de la concurrence, et la véritable guerre commerciale qui en a résulté. Et sur ce point, il faut leur donner raison. Cela ne constitue cependant nullement une excuse : la guerre ne saurait excuser les crimes de guerre. D’autant que M. Lombard et son état-major partageaient pleinement, et se faisaient même les chantres de l’idéologie ultralibérale à l’origine de cette offensive meurtrière, non seulement à l’égard des salariés, mais aussi destructrice du principe même de service public. Ils en ont été les exécutants zélés.
L’histoire débute au deuxième semestre 1989, quand l’Union européenne (alors sous présidence tournante française) décide du principe d’une ouverture des télécommunications à la concurrence.
Mais les véritables donneurs d’ordre étaient (et restent) conjointement à Paris et à Bruxelles. L’histoire débute au deuxième semestre 1989, quand l’Union européenne (alors sous présidence tournante française) décide du principe d’une ouverture des télécommunications à la concurrence. En 1993, la Commission européenne donne cinq ans pour une libéralisation totale, et produit, en 1994, 1996 et 1999 des directives en précisant les modalités, avalisées par les Etats membres.
Ceux-ci engagent parallèlement leur mise en œuvre. En France, le scénario bien huilé est éclairant : les PTT sont scindés en deux en 1990 ; un an plus tard, la partie télécom est transformée en exploitant de droit public ; puis devient, en 1996, une société anonyme ; en 1997, son capital est ouvert au privé ; et en 2004, l’Etat devient minoritaire au sein de celui-ci. Dès le début des années 2000, la concurrence imposée par l’Union européenne fait rage, les nouveaux venus privés imposent une course aux tarifs les plus bas par un moins-disant social accéléré. Face à cela, c’est donc en 2005 que les dirigeants de l’entreprise autrefois publique lancent le plan Next.
Au passage, les usagers sont devenus des clients, et les décennies de recherche, de développement, et de savoir-faire technologique de pointe reconnus mondialement aux télécoms françaises sont passées par pertes et profits : la rentabilité est devenue le maître mot.
Il y a bien un lien de causalité directe entre l’introduction de la concurrence orchestrée par l’UE [...] et les dégâts humains, sociaux mais aussi économiques qui en ont résulté.
Bref, le cadre contraignant vient bel et bien de Bruxelles ; et les gouvernants français successifs, quelle que soit leur couleur politique, ont été des acteurs de premier plan. On notera en particulier que l’étape décisive, l’ouverture du capital, a été l’une des premières mesures du gouvernement Jospin associant toutes les nuances de la «gauche plurielle».
Quoi qu’il en soit, il y a bien un lien de causalité directe entre l’introduction de la concurrence orchestrée par l’UE, la privatisation mise en œuvre par les gouvernants français, la guerre commerciale sans merci qui en a découlé, et les dégâts humains, sociaux mais aussi économiques qui en ont résulté. Il est bon que les plus hauts dirigeants d’un groupe emblématique se retrouvent ainsi face à la justice – c’est du reste une première. Mais on attend encore que les responsables politiques figurent, eux aussi et plus encore, sur le banc des accusés.
D’autant que les magistrats instructeurs n’ont pas hésité à rappeler que le plan Next «a été conçu sous la pression des marchés financiers», et que les promesses faites à ces derniers ont été tenues rubis sur l’ongle : 22 000 départs, et 7 millions d’euros de cash-flow.
A qui profite le crime ?
commenter cet article …